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UN ART BARBELÉ

 

Dorothee Cappelle

L'œuvre intelligente

de Sarah & Charles

 

 

 

 

Été 2009. La première édition de la nouvelle formule du Festival des Arts de Watou (Belgique) présentait notamment le travail d'artistes récemment diplômés de l'Institut supérieur des beaux-arts (HISK) de Gand. Parmi eux, on retrouvait les lauréats de 2007 : le jeune duo bruxellois Sarah & Charles. Ils y exposaient leur Ominous View. Si le titre collait parfaitement à l'œuvre, il ne pouvait pas encore faire référence aux nuages sombres qui planent sur le festival depuis les restrictions en matière de subsides octroyés par les autorités flamandes. Or, Ominous View suscitait d'emblée l'enthousiasme. Le duo présentait un espace à l'intérieur d'un autre espace, une fenêtre sur un monde qui était difficile à percevoir de l'extérieur. L'installation jouait avec la réalité et l'illusion. Elle mettait en cause ce que nous, contemporains du petit écran, considérons trop vite comme évident : l'intérieur et l'extérieur, la lumière et l'obscurité, la réalité et la fantaisie. En tant que spectateur, nous étions – un tout petit moment – pris à contrepied. Quelques secondes plus tard, nous découvrions les mécanismes qui se cachent derrière notre propre perception. Ce que nous pensions avoir vu n'était pas réel, ce n'était qu'une interprétation de la réalité. Ominous View est représentatif de toute l'œuvre de ce duo d'artistes volontaires. Ce village de Flandre occidentale situé à la frontière franco-belge nous a montré les prémices de ce qui allait devenir une poésie particulière, fermement décidée à remettre tout – oui, oui, tout – en question.

Sarah & Charles élaborent leur oeuvre intrigante depuis plus de dix ans. Le travail des Bruxellois renvoie – comment pourrait-il en être autrement ? – à tout propos à la caverne de Platon. À juste titre, mais leur art va bien au-delà. Le duo livre tout d'abord un art barbelé. Celui-ci est ancré dans le monde physique qui nous entoure, dans nos pensées, mais il s'inspire aussi de toute l'histoire des arts : du cinéma (Godard, Fellini, Truffaut) et du théâtre (Beckett, le quatrième mur) à la peinture et à la sculpture imagées et traditionnelles (relief, perspective) en passant par les principes littéraires. Aucune vache sacrée n'est épargnée. Tout est déconstruit avec professionnalisme et les différents éléments sont rassemblés pour créer des œuvres d'art totales et passionnantes.

Sarah & Charles, Vein Viewer II, Cinnamon, Rotterdam 2016

Sarah & Charles, Vein Viewer II, Cinnnamon,
Rotterdam 2016
© Noortje Knulst

On peut souvent les considérer comme des séries, dans lesquelles une oeuvre fait référence à une autre, s'en inspire, reconstruit dessus, et ainsi de suite.

Durant l'hiver 2015-2016, nous avons encore pu admirer le travail de Sarah & Charles au Nest (La Haye) et au Netwerk (Alost) dans le cadre du programme « BesteBuren » flamand et néerlandais. Au mois d'octobre 2016, le Centre d'arts BUDA à Courtrai programmait le film A day will come my future will be your past. Un peu plus tard suivait une exposition à la galerie rotterdamoise Cinnnamon.

Sarah et Charles ont délibérément opté pour une oeuvre multidisciplinaire dans laquelle installations, sculptures et paysages sonores alternent avec photos et projets scénographiques comme le récent They Might Be Giants réalisé avec le danseur Jan Martens. Le duo développe régulièrement des collaborations avec des artistes issus d'autres disciplines : la danseuse et chorégraphe Siet Raeymaekers, le musicien et compositeur Lieven Dousselaere et le cinématographe Hans Bruch Jr. sont aussi passés par là.

Avant que vous ne commenciez à avoir des vertiges, Sarah & Charles créant beaucoup, énormément même, sachez que le duo ne balance pas du tout un bric-à-brac d'œuvres qui conjuguent plusieurs disciplines et pour lesquelles il faut avoir dévoré une demi-biblio-

 

Les Bruxellois peuvent se targuer d'une grande

érudition culturelle,

mais ils font aussi preuve

d'un esprit d'analyse très développé et présentent avec brio leurs idées de manière épurée et extrêmement lisible.

thèque pour tout comprendre. Les Bruxellois peuvent se targuer d'une grande érudition culturelle, mais ils font aussi preuve d'un esprit d'analyse très développé et présentent avec brio leurs idées de manière épurée et extrêmement lisible. À cet effet, leurs réalisations se focalisent de plus en plus sur des techniques narratives empruntées au cinéma, au théâtre et à la littérature. Dans les textes qui sont parus aux côtés de leurs premières expositions, des parallèles sont très volontiers établis avec le septième art. Étant donné que le duo est également actif sur le plan cinématographique, ces parallèles sont évidents. Mais une telle analyse de l'œuvre de Sarah & Charles n'est-elle pas trop succincte ? Fait-elle suffisamment

honneur à leur polyvalence ? Je ne pense pas. Un petit tour du côté de la littérature me semble pertinent. Leur art est particulièrement proche de ce que les auteurs de romans postmodernes affectionnent : la métafiction, une préférence marquée pour les paradoxes, l'ironie, l'abandon

de toute chronologie, l'utilisation explicite de perspectives narratives multiples, l'intertextualité, la frontière aléatoire entre la fiction et la réalité, et j'en passe. Les années de gloire de la littérature postmoderne ont beau être terminées (et elle a entre-temps été éclipsée avec pas mal d'indifférence), celle-ci n'en reste pas moins particulièrement intéressante. L'œuvre de Sarah & Charles rappelle cela avec verve, comme si les Bruxellois étaient les petits-enfants imagés de l'écrivain Willem Brakman (1922-2008).

Attardons-nous maintenant à The Storage de 2013. Le visiteur atterrit dans un lieu où il ne devrait pas se trouver en réalité, un entrepôt ou un atelier en pleine phase de travail. Rien n'est moins vrai. Si Willem Brakman laissait s'échapper un personnage d'une oeuvre d'art pour participer à la réalité (fictionnelle), c'est précisément le contraire qui se produit ici. Le spectateur accède à l'univers artistique à partir de sa propre réalité, mais pas telle que vous la connaissez. L'envers du décor est délibérément placé au premier plan, y compris le conser-vateur du musée fatigué dans le coin. Les artistes décrivent The Storage comme un warehouse for props (ndlt : entrepôt pour des accessoires de tournage) comprenant tant des accessoires imaginés que de véritables éléments de décor qui ont été utilisés pour d'autres réalisations artistiques, notamment pour les courts métrages de Props for Drama : la série Suspension of Disbelief, Sounds (dans lesquels les effets sonores cinématographiques sont reproduits sous une forme textuelle), Plan, Study for Plot Hole, The Stand-In et Plan Layout. L'installation nous permet de zieuter le

Sarah & Charles, An Unbelievable Truth, Netwerk, Aalst, 2015 © Kristof Vrancken

Sarah & Charles, An Unbelievable Truth,
Netwerk, Aalst, 2015
© Kristof Vrancken

fonctionnement interne du duo d'artistes, est présentée comme une oeuvre d'art autonome, et nous invite à imaginer un film ou une pièce de théâtre propre et personnel. Et tout ça en même temps. Cette stratification est poussée à outrance dans le film A day will come my future will be your past (2015) dans lequel nous assistons à la rencontre de deux jeunes femmes dans un parc idyllique un jour ordinaire. Leur conversation philosophique évoque le temps, la précarité, les souvenirs et les illusions. L'histoire n'est pas racontée de manière chronologique ni causale, nous voyons et entendons plutôt des bribes. C'est au spectateur de reconstruire le récit. Simultanément, l'effet d'illusion est déjoué, notamment en montrant les actrices qui enregistrent leur voix en studio, mais aussi en suivant, dans l'exposition à Alost, 'An Unbelievable Truth', avec les autres œuvres d'art, toutes les facettes possibles de l'histoire filmique : le son devient l'image, la matière solide comme la brique s'avère bidon, etc.
Au fil de leur art, Sarah & Charles créent une toile dans laquelle le spectateur gambade avec délice entre la réalité, la fiction et tout ce qu'il imagine entre ces deux extrêmes. Leurs œuvres offrent des poignées, mais pas de terre ferme sous nos pieds. Nous n'en avons pas besoin, aussi longtemps que nous osons les regarder. Après avoir pénétré dans leur univers, vous ne verrez plus jamais le monde de la même manière.

Traduction Virginie Dupont

NOTEN

1. Moving a Brick Trough Water, Nest, Den Haag, 20 septembre 2015 – 1 novembre 2015 et An Unbelievable Truth, Netwerk, Aalst, 6 decembre 2015 – 6 mars 2016.
2. Vein Viewer II, Cinnamon Gallery, Rotterdam, 29 octobre 2016 – 17 decembre 2016.
3.
https://www.charlessarah.com/giants
4. https://www.charlessarah.com/thestorage

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